Histoire naturelle des poissons

Nov 18, 2021

11 volumes par Étienne De LACÉPÈDE, 1798-1803.

Alexander von Humboldt, Georges Cuvier, Bernard de Jussieu, Carl von Linné, Jean- Baptiste de Lamarck, Georges-Louis Leclerc de Buffon… Autant de noms associés à une période, à un univers mais aussi à une ville : Paris. Une ville monde qui, pour reprendre la phrase de Robert Mandrou, est au cœur d’un siècle « charmé par le cosmopolitisme parisien, par l’universalisme de la pensée française.1 »

DUCREUX, Joseph (1735-1802) – Portrait de Bernard-Germain de Lacépède (ca. 1790), Musée Carnavalet, Paris
C’est un homme de ce siècle, ou plutôt, de cet entre-deux-siècle prodigieux, qui est à l’origine de cet excellent et fabuleux ouvrage. Bernard Germain Étienne de LA VILLE-SUR- ILLON comte de LACÉPÈDE2 – plus connu à travers ses odonymes et toponymes sous la forme de « Lacépède » – est né le 26 décembre 1756 à Agen et mort le 6 octobre 1825 à Épinay-sur- Seine.
Théoriquement issu de la vieille noblesse agenaise3, son père, Jean-Joseph, Médard DE (la) VILLE-SUR-ILLON (1712-1783) et son grand-père, Antoine DE (la) VILLE-SUR-ILLON (1686->1756), étaient des lieutenants-généraux, conseillers du roi. Il hérite du titre de son grand-père, comte de Lacépède, de par son oncle paternel qui lui légua sa fortune en l’échange de son engagement solennel à porter, ainsi qu’à élever, ce si beau nom. Cela sera chose faite malgré des débuts compliqués et incertains. Avant d’être un brillant naturaliste et homme politique, Lacépède fit des débuts peu remarqués dans de tout autres domaines. En effet, il quitte son Agenois natal en 1776, à l’âge de 19 ans, pour rallier Paris afin d’y proposer ses talents de… musicien-compositeur ! Cela n’est pas sans rappeler la carrière de nombre de ses prédécesseurs et contemporains. Pensons particulièrement ; tout simplement, à Jean-Jacques Rousseau, qui vivait sa dernière année de promeneur-rêveur solitaire dans le jardin anglais du marquis René-Louis de Girardin4. En effet, avant d’être connu comme l’immense philosophe des Lumières, l’auteur du Contrat Social et de La Nouvelle Héloïse, avait embrassé une carrière de musicien-compositeur mais aussi de musicologue, entre autres5.
C’est donc un jeune mélomane6 qui fut accueilli par le grand naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon au Jardin du Roi à l’été 1776. Mais ce mélomane sut retenir l’intention de son futur maître par l’envoi d’une découverte minéralogique qu’il fit en sa contrée d’origine, ajoutant ainsi une nouvelle spécialité au faisceau de ses compétences. Mentionnons le soutien de son père dans cette entreprise, ce qui lui a permis en outre de faire toutes ces rencontres nécessaires.
Comme pour Buxtehude et Bach à Lübeck, de cette rencontre vont naître une amitié ainsi qu’une relation de travail élève-professeur exceptionnelles. Le naturalisme et l’étude des espèces animales sera le cœur de cette entente professorale et d’une reprise de flambeau par Lacépède à la mort de son aîné, en 1788. L’Agenais sera qualifié comme étant « le plus digne de continuer le beau monument qui a rendu Buffon immortel7. »
En effet, à la mort de Buffon le 16 avril 1788, Lacépède a déjà publié nombre d’ouvrages reflétant ses immenses capacités de travail dans de larges domaines : Essai sur l’électricité naturelle et artificielle en 1781, Physique générale et particulière en 1782, Théorie des comètes, pour servir au système de l’électricité universelle en 1784 ainsi qu’un ouvrage musical en 1785, La poétique et la musique. Fort de cette légitimité, Lacépède se voit confier par son maître la charge de compléter son œuvre avec la publication de l’Histoire naturelle des quadrupèdes ovipares et des serpens en 1788. Cette partie lui fût en effet confiée par Buffon car ce dernier travaillait sur son Histoire des cétacés et surtout, le travail de son élève avait pour objectif de compléter l’Histoire naturelle des quadrupèdes vivipares et des oiseaux. La Révolution française ne va pas interrompre l’aboutissement de ce travail dans l’étude des reptiles et des oiseaux puisque Lacépède va s’attaquer à une autre partie du monde vertébré et ovipare, celui des poissons. Cette œuvre magistrale – dont cette publication fait l’objet – a été rédigée tout au long des troubles de la Révolution ; elle connaitra une publication en onze volumes à partir de l’An VI, pour s’étaler jusqu’à l’An XI, soit de 1798 à 1803.
Son éditeur est l’imprimeur-libraire Plassan, situé au 10, rue Cimetière André-des-Arcs8 à Paris, déplacé par la suite au 1195 rue de Vaugirard. Le tome 1 semble avoir été proposé à la vente à partir du mois d’avril 1798 pour la somme de 15 livres et 12 sols9, une somme conséquente pour l’époque puisque cela correspondrait de nos jours à environ 240 euros. Ces ouvrages ne pouvaient vraisemblablement pas se retrouver entre toutes les mains mais ils n’en demeuraient pas moins accessibles à tous, de par leurs sublimes planches d’illustrations. Les trois derniers tomes sont dédiés à « Anne-Caroline La Cépède10 », épouse de l’auteur, décédée prématurément le 2 janvier 1803. Dans le même registre, Lacépède publiera un Tableau des divisions, sous-divisions, ordres et genres des mammifères en 1798, La Ménagerie du Muséum national d’histoire naturelle en 1801 ainsi qu’une Histoire naturelle des cétacés en 1804.
Lacépède est aussi connu pour son engagement politique en faveur des idéaux de la Révolution. Il sera élu député de Paris en 1791 et il deviendra brièvement président de l’Assemblée nationale législative à la fin de l’année 1792. Il se met en retrait pendant la Terreur pour finalement participer à l’aventure napoléonienne. Il sera à plusieurs reprises président du Sénat conservateur, organe hybride formé sur le Consulat et l’Empire ; constituant à la fois une chambre basse et remplissant aussi le rôle d’un Conseil constitutionnel avant l’heure, outil démocratique bien évidemment discutable.
Cependant, le rôle le plus actif tenu par le comte Lacépède, au cours du règne de Napoléon Ier, sera celui de premier grand chancelier de la Légion d’Honneur, poste qu’il fut le premier à occuper jusqu’à la chute de l’Empire en 1814. Il l’occupera de nouveau brièvement au cours des Cent-Jours en 1815. On lui prête une vie austère, ascétique, un désintérêt pour les choses matérielles et pour l’argent, au point de refuser sa pension de 40 000 francs accordée à son titre de premier grand chancelier de la Légion d’Honneur. Napoléon le contraindra à l’accepter par la publication d’un décret. Lacépède la consacrera, ainsi que les revenus de sa sénatorerie, à l’entretien des légionnaires blessés, malades, ainsi qu’à leurs veuves et orphelins11. Il laissera derrière lui une image d’un homme incorruptible, honnête, économie et d’une probité infaillible. Il était membre de la loge maçonnique des Neufs-Sœurs depuis 1777. Elle comptait parmi ses membres Voltaire ainsi que Benjamin Franklin parmi d’autres noms résolument tournés contre l’absolutisme et la royauté.
Les onze tomes composant L’histoire naturelle des poissons comptabilisent 95 planches en 3854 pages. L’esthétisme et la rigueur se mêlent dans un ouvrage puissant ; traitant d’un monde inconnu et lointain pour ses contemporains : celui des océans et des mers lointaines. Des centaines d’espèces tropicales sont référencées avec finesse et méticulosité, éveillant l’esprit au goût du voyage ainsi qu’à la connaissance d’une biosphère essentielle à l’homme, celle qui constitue les ressources halieutiques. Cet ouvrage nous permet aujourd’hui de pouvoir considérer avec justesse, hélas, si certaines espèces de poissons marins tendent à disparaître. Dernier rempart, dernière résistance majeure parmi les vertébrés à l’actuelle sixième grande extinction de masse, les poissons n’en sont pas moins menacés. C’est bien sur cette problématique que Jean Sauvée (1908-1985), jeune journaliste issu de la Marine Marchande, rédigera au cours de la guerre un ouvrage consacré à l’état des stocks des ressources halieutiques dans le monde. Pêcheries mondiales et marché du poisson. Tome 1, publié en 1950, sera le seul ouvrage majeur traitant de ce sujet, avec l’appui du Révérend Père Louis-Joseph Lebret (1897-1966). C’est sans doute ce dernier qui légua à Jean Sauvée cette fabuleuse collection complète en onze volumes, cela ayant été d’une grande utilité dans la réalisation de cette tâche monumentale.
Ces volumes nous sont parvenus intacts par transmission familiale. Ils contiennent la mention du Secrétariat Social Maritime tamponnée sur chaque exemplaire, organe dans lequel Jean Sauvée officiait auprès du Père Lebret. Cette collection fut léguée à la Fondation Maritime Jean Sauvée par l’épouse et les enfants d’André, Louis, Jacques Sauvée (1938-2018), fils de Jean Sauvée.


1 DUBY, Georges et MANDROU, Robert, Histoire de la civilisation française, 2 vol, Paris, Armand Colin, 1984, vol. 2, p. 125.
2 Orthographié de son vivant sous la forme de « La Cépède
3 Peu de certitudes à ce sujet. On prête un lien entre les Laville-sur-Illon et les De la Villé, une ancienne famille de la noblesse de Lorraine d’allégeance française.
4 Arrière-petit-fils de Francesco Bellinzani (1619-1684)
5 Jean-Jacques Rousseau a aussi embrassé une carrière de naturaliste et de botaniste !
6 Le compositeur Christoph Willibad von Gluck (1714-1787) le recevra lui aussi à Paris. Il fut mécontent de voir son élève travailler sur un projet d’opéra similaire au sien, forçant le jeune Lacépède à abandonner son écriture d’un nouvel Armide en 1778.
7 « Histoire naturelle des Poissons, par le C. Lacépède, membre du sénat & de l’institut national, etc. » Le Mercure de France [Paris], 5 juillet 1800, p. 115-118.
8 Correspondant à l’actuelle rue Saint-André-des-Arts dans le Ve arrondissement, proche de la place du même nom.
9 « Livres divers ». Gazette Nationale ou le Moniteur Universel [Paris], 2 avril 1798, p. 4.
10 Anne-Caroline, Hubert, JUBÉ DE LA PERELLE, née le 11 janvier 1760 à Leuville-sur-Orge et décédée à Paris le 2 janvier 1803. Lacépède l’avait épousée en 1794. De leur union naissait un fils, Auguste, Jean-Charles, Gauthier DE LA VILLE-SUR-ILLON (1780-1872).
11 COCHEDÈVRE, Pierre, Lacépède, Etienne comte de, (1756-1825), sénateur, Pair de France et naturaliste. Revue du Souvenir Napoléonien, N° 268, mars 1973, pp. 7-12.