L’etablissement national des invalides de la marine et l’assistance aux gens de mer

Jan 11, 2018

L’ETABLISSEMENT NATIONAL DES INVALIDES DE LA MARINE, PREMIER SYSTEME DE SECURITE SOCIALE AU MONDE

par Jean SAUVEE

I – ORIGINES

Le grand ministre de Louis XIV, Colbert, suivant les traces de Richelieu, le grand ministre de Louis XIII, s’inquiète de bonne heure de recruter des équipages pour la flotte, celle-ci lui semblant à juste titre indispensable pour garantir et développer la prospérité du pays. Jusqu’alors, on avait recouru, comme en toutes contrées, au système dit de la presse. Colbert imagina un enrôlement régulier, le système des classes (devenu plus tard l’inscription maritime). Les premiers essais en eurent lieu en 1668. Ils aboutirent à une ordonnance du 19 avril 1670, puis l’Edit de Nancy le 22 septembre 1673 qui mit au point l’organisation nouvelle.

L’assistance aux gens de mer fut corrélative à ces mesures de recrutement. C’est en effet par une disposition d’attente, insérés dans l’Ordonnance même du 19 avril 1670, que le roi fit la promesse d’un secours viager aux marins blessés, et c’est le 25 septembre 1675 (autrement dit le lendemain de l’Edit de Nancy) qu’un Règlement royal ordonna une retenue de 6 deniers par livre (2.5%) sur la solde des officiers et marins de tous grades. « Sa majesté veut, -tel est le texte précis du paragraphe 1 de ce règlement – qu’à l’avenir, et à commencer au 1er octobre prochain, il soit retranché 6 deniers par livre sur les appointements et solde de tous les officiers généraux et marins et officiers particuliers de vaisseaux, et soldes des équipages qui seront entretenus à son service en la marine, pour être par lui employé ainsi qu’il est dit ci-après ».
Ce fonds de retenue devait servir (paragraphes 2.3 et 4) à l’établissement de 2 hôpitaux généraux, l’un à Toulon pour la Marine du levant, l’autre à Rochefort pour la marine du Ponant (ou couchant).

Le règlement ajoutait : « Sa majesté veut, dès à présent, que les officiers mariniers, matelots et soldats qui seront estropiés dans ses armées navales soient mis dans les hôpitaux des villes de son royaume qui seront les plus proches des lieux où ils auront été estropiés ». Cette hospitalisation était prévue comme viagère pour les invalides inaptes à toute fonction.

Un peu plus loin, le texte disposait : « En cas qu’aucun des dits officiers mariniers, matelots et soldats veuillent se retirer chez eux, Sa majesté veut que du fonds des dits hôpitaux (Rochefort ou Toulon) il leur soit payé 3 années entières de leur subsistance ». Injonction était faite ensuite aux intendants et commissaires généraux de marine de veiller à ce que ces « récompenses » ne fussent point dissipées, mais servit à l’entretien des familles.

Il ressort de ce texte que l’idée première de l’assistance aux gens de mer consista essentiellement dans la fondation d’hôpitaux et d’autre part, qu’elle visa uniquement les marins de l’Etat (à cette date, n’existait en effet aucune organisation propre aux marins du commerce).

Ce dessein primitif de Colbert et de louis XIV fut réalisé non par la France, mais par l’Angleterre (1). L’hôpital de Greenwich, réservé aux marins de l’Etat fut en effet fondé en 1688, et il fut établi lui aussi grâce à des retenues sur la solde des gens de mer. Charles Dupin, qui le visita au XIXème siècle le caractérise ainsi dans son « Voyage en Angleterre » (tome III) : « l’hôpital de Greenwich est considéré par le gouvernement et par le législateur comme une corporation, c’est-à-dire comme un corps politique, ayant droit d’acquérir et de gérer ses propriétés, en bon père de famille et sans besoin d’autorisation temporaire pour consommer ses revenus (2) ». C’était là encore très exactement la pensée de Colbert pour ses hôpitaux maritimes. Ainsi tandis qu’en France le projet initial évoluait, nous allons le voir, vers une conception toute autre, nos voisins après l’avoir copié, s’y tinrent obstinément. Faut-il reconnaître là une manifestation du conservatisme britannique ? Il faut plutôt y voir une conséquence du mode de recrutement. Les anglais n’ont jamais adopté le système français des classes ou de l’Inscription Maritime, -système essentiellement attentatoire à la liberté individuelle, puisqu’il entraîne le service forcé dans la marine militaire. Ils n’eurent donc pas comme la France dans leurs équipages une immense majorité d’hommes mariés et pères de famille auxquels répugnait l’idée d’hospitalisation.

En France, les projets primitifs touchant la construction des hôpitaux maritimes furent peu à peu abandonnés. Au lieu d’hospitaliser les gens de mer invalides, on leur paya la demi-solde. Cette mesure conçue par l’Ordonnance du 15 avril 1689 comme provisoire en attendant l’édification des deux grands hôpitaux devint, à la longue définitive. La demi-solde fut le nom que porta la pension des gens de mer jusqu’au XXème siècle où prévalut peu à peu l’appellation de pension sur la Caisse des invalides de la Marine, à laquelle s’est substituée tout récemment celle de pension de vieillesse ou de pension sur la Caisse de retraites des marins. Le temps séculaire de demi-solde est du reste usité sur le littoral français.

Ce système s’est imposée à l’ancienne monarchie parce qu’il répondait à l’intérêt général aussi bien qu’à l’intérêt particulier et aux usages des marins français. Le demi-soldier qui avait passé sa vie à bourlinguer pouvait en effet rendre encore le plus souvent sur ses vieux jours quelques services dans les ports ; et une modique pension lui suffisait dans des résidences peu coûteuses ; en outre, l’exercice d’une industrie artisanale, la culture d’un champ, la pêche au long des côtes, le ramassage des fruits de mer, s’ajoutaient à sa pension pour lui permettre d’élever ses enfants. Conséquence : le roi trouvait dans la jeune et nombreuse population du littoral une pépinière de navigateurs destinés à remplacer les pères et les grands-pères devenus invalides.

On s’explique dès lors sans peine que les plans initiaux d’hospitalisation n’aient jamais été poussés et que l’institution des classes ait eue pour contrepartie en France la pension de retraite du marin.

La nouveauté de cette retraite, son exceptionnelle originalité au XVIIème siècle fut de reposer sur un fonds alimenté par des versements provenant de retenue sur les soldes. C’est là un point capital. La trouvaille de Colbert, son invention de génie, fut non pas de donner de l’argent aux gens de mer, mais de les obliger à épargner afin de se constituer une pension. Sa découverte véritable, c’est la retenue de 2.5% sur les salaires. Idée alors très nouvelle, idée féconde, idée miraculeuse qui devait peu à peu faire le chemin et prendre l’extension que l’on sait, jusqu’à nous paraître actuellement du dernier banal. Le prélèvement était infime, les cotisants n’en sentaient nullement le poids ; ils n’en soupçonnaient même pas l’existence en général, de sorte que le roi tout en leur faisant ensuite des largesses avec ce qui leur appartenait, semblait ouvrir ses coffres et se donnait des titres à leur reconnaissance. Voilà le tour de force dont on doit reporter la gloire sur Colbert : il est signé, il présente sa marque, il est conforme à son souci constant d’économie, voire de ladrerie, dès que se trouvaient en jeu les deniers publics. L’immense succès obtenu depuis la formule ne doit pas nous empêcher de saisir ce qu’elle offrait alors de neuf. Le principe au fond était simple : c’était celui de la tirelire familiale. Mais toutes les belles idées, toutes les idées fructueuses sont des idées simples. Le tout est d’en faire application à l’endroit choisi, au moment voulu et avec des méthodes propres à les faire aboutir. Dans le cas, notamment qui nous occupe, la difficulté était le fonctionnement, le jeu harmonieux des détails, l’adaptation d’un mécanisme central qui n’existait pas encore, à des mécanismes locaux qui n’existaient pas davantage en un mot l’organisation : or c’est là que Colbert était maître.

Le système des retenues sur solde fut au XVIIIème siècle emprunté à la Caisse des Invalides de la Marine par les Fermiers Généraux (ceux-ci étaient chargés avant 1789 des services aujourd’hui confiés aux administrations financières). Comme on ignore cet emprunt, c’est la Ferme Générale, constitué en 1720 seulement qui passe à tort aux yeux des historiens pour avoir la première mis en œuvre l’idée. L’ancienne Compagnie des Fermes avait établi pour ses employés une retraite dont les fonds étaient faits : 1. Par une retenue de 5% sur les traitements et 2. Par une subvention d’une somme égale qu’elle servait et 3. Par le produit des vacances. Ces principes, bien qu’en contradiction avec la grande loi fondamentale votée par les Constituants le 22 août 1790, furent maintenus en 1791 (faute d’argent pour régler les pensions sur le Trésor), puis confirmés par différents textes ultérieurs qui admirent peu à peu pour tous les services publics, l’institution des Caisses de retenues. C’est le régime qui, sous d’autres noms, est devenu universel. L’Etablissement des Invalides de la Marine est ainsi le générateur de tous les organismes de pensions. Sur ce point de détail, comme sur tant d’autres d’importance primordiale, le présent siècle vit d’une innovation de notre âge classique.

II – L’EVOLUTION DE LA PENSION PRIMITIVE EN ASSURANCE VIEILLESSE

A la fin du XVIIème siècle, la pension de retraite des gens de mer présentait les caractères suivants :

  1. 1. Etant née comme complément de l’organisation de la flotte, elle ne concernait que les marins de l’Etat, et englobait avec eux les soldats embarqués ainsi que les ouvriers d’arsenal ;
  2. 2. Elle n’était attribuée qu’aux marins estropiés en service, mot qui s’entendait au sens large des blessés ;
  3. 3. Elle constituait une récompense plus qu’un droit strictement exigible ;
  4. 4. Elle était égale à la moitié de la solde militaire, et avait pour contrepartie une retenue sur cette dernière ;
  5. 5. Le fonds qui servait au paiement des demi-soldes était séparé du trésor et en principe, sans communication avec lui. A supposer qu’il tombât à zéro, nul paiement ne pouvait avoir lieu. S’il enflait, rien ne s’opposait à ce que le roi – qui l’administrait en père de famille – y puisât pour aider les gens de mer, suivant telles modalités qu’il décidait, pourvu naturellement que ce fût d’une manière juste et qui ne détournât pas d’argent de sa destination ; car le fonds appartenait aux marins. En d’autres termes, la Caisse des Invalides constituait alors une sorte de tontine. Par ce trait, elle n’a pas médiocrement contribué au cours des 2 derniers siècles, à resserrer entre les gens de mer les liens naturels de solidarité et de fraternité dus à l’exercice commun d’une profession spéciale. Elle a concouru avec l’Inscription Maritime pour faire de membres épars, un corps.

Partant de là, il a fallu pour aboutir à l’état de choses existant au XXème siècle, que ces caractères se renversassent entièrement : de nos jours en effet, les pensions de retraite servies par l’Etablissement National des Invalides de la Marine ne concernent plus les marins de l’Etat, mais seulement ceux du commerce ; sont en outre depuis longtemps exclus de leur bénéfice les soldats de l’infanterie de marine, les troupes coloniales et les ouvriers d’arsenaux ; elles sont attribuées pour ancienneté de services à un certain âge, même si les intéressés sont valides ; elles constituent un droit rigoureux ; elles n’ont rien à voir avec la solde militaire ; enfin le taux de base en est fixe et la Caisse qui les paie ne fait face à ses obligations que grâce à l’appui constant et à des subventions massives du Trésor.

L’admission des marins de commerce parmi les pensionnés de la Caisse des Invalides de la Marine s’est opérée dès les premières années du XVIIIème siècle. Elle résulte du fait que, postérieurement à Colbert et à son fils Seignelay, la marine du Roi s’est rapprochée peu à peu de l’armement privé, en ce qui concerne les opérations navales. D’une part, les bâtiments de commerce devenaient des corsaires et étaient souvent commandés par des officiers royaux, de l’autre la Marine Royale, renonçant aux hautes vues de Colbert, délaissait de plus en plus les grandes opérations d’escadres pour se livrer à la course et effectuer ce que les historiens nomment « la guerre navale industrielle ». Cette assimilation dans les fonctions essentielles ne pouvait qu’entraîner une assimilation dans les avantages accessoires.
L’on voit en conséquence, sans surprise, un Arrêté du Conseil, en date du 31 mars 1705, ordonner l’attribution d’une demi-solde aux marins blessés à bord de vaisseaux armés en course (corsaires). Une retenue sur le produit des prises de mer permit de faire face à la dépense.
L’Edit de mai 1709 alla plus loin, et très logiquement, étendit le bénéfice des pensions à tous les marins de commerce.
Il prévit, en même temps que les demi-soldes pourraient être accordées non seulement aux gens de mer estropiés ou blessés, mais aux marins vieillis dans le service et devenus invalides à cause de l’âge ; ainsi s’introduisit l’idée des pensions de vieillesse qui devait devenir à la longue prédominantes.
L’Ordonnance du 31 octobre 1784, signée par Louis XVI complète vers la fin de la monarchie française l’œuvre de Louis XIV.
En vertu de ce texte, non seulement les marins du commerce, mais les petits pêcheurs côtiers, lorsqu’ils ont servi dans la marine du roi, bénéficiaient de la pension sur la caisse des Invalides de la marine ; leurs services toutefois ne comptent que pour moitié par rapport aux services de navigation commerciale. Cette admission des petits pêcheurs comme participants à la demi-solde existait, au surplus, bien avant 1784, mais elle se fondait sur la coutume. L’Ordonnance de 1784 (titre XV, article 2 et 7) transforma le droit coutumier en droit écrit.

La révolution de 1789 marqua sur ce point un recul et les petits pêcheurs exclus par elle de l’accession aux pensions envisagées, durent attendre jusqu’à la restauration une disposition qui les rétablit dans leurs droits (ordonnance du 17 septembre 1823).

Le texte du 31 octobre 1784 établit, d’autre part, pour la première fois une distinction nette entre la pension d’invalidité, accordée sans condition d’âge et la pension de vieillesse, attribuée à 60 ans. Jamais encore un âge limite n’avait été fixé dans un texte. La pension qui avait longtemps gardé le caractère primitif d’une faveur est devenue un droit positif pour tout marin qui, à 60 ans, réunit 15 ans au minimum de navigation (dont 5 au moins à l’Etat et 10 au commerce) ou 25 ans (dont 5 à l’Etat et 20 à la petite pêche).

Le taux de la retraite servie est, dans tous les cas, fonction de la dernière solde dans la Marine de l’Etat. Par-là continue de s’attester le lien avec l’institution primitive.

En ce qui concerne les veuves, l’ordonnance du 31 octobre 1784 prévoit l’octroi de gratifications dont le taux varie d’après la solde du mari. Les ascendantes, devenues veuves, se voient elles aussi attribuer par le même texte des gratifications de même montant.
Des principes subsistèrent avec quelques modifications de détail pendant une centaine d’années.

La grande loi organique du 13 mai 1791, œuvre de l’Assemblée Constituante, n’est en effet, malgré différentes lacunes (par exemple en ce qui concerne la petite pêche) qu’une mise au point de la législation royale antérieure. Elle doit être considérée comme le dernier texte promulgué, en ce concerne la pension des gens de mer, par l’ancienne monarchie.
Après la désorganisation de l’Etablissement des Invalides de la marine par la Révolution et le premier Empire, lorsque fut envisagé une restauration, c’est à ce texte de 1791 que revint l’ordonnance Royale du 22 mai 1816.

Vers la fin du XIXème siècle seulement, se produisit l’évolution nouvelle qui acheva de donner à la pension des gens de mer ses caractères actuels. L’Etablissement des Invalides de la marine cessa de payer les pensions et gratifications servies aux marins de l’Etat : c’est le Trésor, autrement dit l’Etat, qui les versa directement (loi du 23 mars 1885). Cette réforme, qui marqua la rupture avec la constitution primitive et avec une législation deux fois séculaire, fit de la caisse des Invalides le bien propre des marins de commerce et des pêcheurs.
L’on peut ainsi s’orienter vers la situation présente, d’après laquelle l’ancienne demi-solde des gens de mer est devenue une pension de retraite, ne prenant nullement en compte, comme base essentielle de liquidation, la solde et les services dans la marine de l’Etat (loi du 11 avril 1941).

Cette pension attribuée à 50 ans d’âge et après 25 ans de services (il existe en outre des pensions proportionnelles après 15 ans de services et des pensions anticipées complètes accordées pour maladie avant l’âge de 50 ans), est l’un des meilleurs spécimens de l’assurance vieillesse ; elle offre l’avantage de montrer à la suite de quelle longue évolution ce genre d’assurance est né.

III – EXTENSION DE L’INSTITUTION INITIALE

Au cours des siècles, différents organismes se sont greffés sur la primitive Caisse des Invalides de la marine et, la transformant d’une manière insensible en ont fait l’outil de la législation sociale dans une application aux gens de mer.
1. La caisse des gens de mer et la forme ancienne de l’assistance familiale. Nous devons mentionner d’abord la création, en 1788, de la Caisse des gens de mer, qui constitua une forme d’assistance indirecte, du plus haut intérêt.

Au cours des guerres coloniales du XVIIIème siècle, surtout pendant celle qui aboutit à la naissance des Etats Unis d’Amérique, il advenait que les matelots ne pouvaient être payés régulièrement de leur solde et que, par répercussion, leur famille ne percevait rien du tiers qu’ils lui déléguaient. En outre, on les exploitait odieusement. Loin de chez eux, des gens sans scrupules leur prêtaient de l’argent à des taux usuraires, ou même, sans leur donner un simple écu, se faisaient signer des reconnaissances de dettes, après les avoir enivrés. D’autre part, quand ils débarquaient dans un port, au retour d’une campagne, ils n’attendaient pas –dans leur hâte de revoir les leurs- d’être réglés de leur dû (solde, pécule, part de primes etc..) : contre un versement en espèces, qui assez souvent n’atteignait pars le sixième de leur créance, ils cédaient celle-ci à des courtiers. Lorsqu’ils préféraient patienter et donnaient leur adresse en vue d’un paiement à domicile, l’envoi des fonds n’allait pas sans des prélèvements divers, qui amputaient le petit capital : le règlement s’opérait en effet au moyen de lettres de change, par les soins des commissaires et employés des classes qui avaient organisé officieusement ce service, de localité en localité et qui, au passage, se rémunéraient très largement de leur concours. Parfois aussi, l’argent des matelots restait déposé dans diverses Caisses, voire des Caisses privées, pour finalement bénéficier à des parasites ou des escrocs. En cas de décès, autre genre d’ennuis : les formalités et la délivrance de pièces étaient si lentes et si onéreuses que les familles, surtout quand il y avait des mineurs, traînaient des mois dans la misère avant de toucher ce qui leur revenait ; lorsqu’enfin la succession leur était transmise, elles devaient en verser le tiers ou la moitié, comme remboursement des emprunts contractés pour en solder les frais. Semblable état de choses paraissait à juste titre choquant, à cette date, surtout du XVIIIème siècle où, sous l’influence de J.J Rousseau l’on était devenu plus sensible aux injustices sociales.

Cet ensemble d’abus et de scandales tenait principalement à ce qu’on appliquait en l’espèce le droit commun : pour un navigateur bourlinguant ou décédant on ne sait où, loin de ses foyers, on suivait les mêmes errements, et l’on exigeait les mêmes papiers que pour un laboureur trépassé dans sa chaumière. Juridiquement, c’était soutenable. En fait, c’était absurde et inhumain. Castries, le grand Ministre de la marine sous Louis XVI, s’en rendant compte, n’hésite pas à constituer, au bénéfice des marins, un régime spécial, en marge de la loi commune.

Après avoir pris des mesures pour que les soldes fussent versées régulièrement, et aussi pour que les gens de mer eussent, à bord, une nourriture plus substantielle, ainsi que des installations plus saines, après avoir également organisé des services spéciaux de médecine et de pharmacie navales, il fonda pour remédier aux défauts de la situation existante, la Caisse des Matelots ou caisse des gens de mer, nouvelle Caisse distincte de la Caisse des Invalides, et possédant sa comptabilité propre, mais qui devait être gérée par les mêmes personnes que la vieille institution de Louis XIV. C’est un règlement du roi Louis XVI, daté du 1er juin 1782, qui réalisa cette création, ou plutôt cette transformation d’une organisation privée en un organisme officiel. L’article 1er dispose : « il est défendu aux Commissaires et autres Officiers des classes de faire, à compter du 1er juillet prochain, aucune recette et dépense de deniers destinés aux gens de mer ». Donc, désormais, plus de transmissions onéreuses par lettre de change. L’article 4 ajoute : « l’intention de sa majesté est qu’à compter dudit jour 1er juillet, les trésoriers des Invalides qui se trouveront établis dans les quartiers des classes, soient chargés de la Caisse des matelots ». Un autre article fixe la rémunération allouée pour l’accomplissement de ce travail, rémunération mise à la charge, non des gens de mer intéressés, mais de l’établissement des Invalides ; les marins doivent en effet, recevoir intégralement où il leur plaît, les sommes qui leur sont dues, sans avoir à supporter ni frais ni risques.

Cette fondation de Castries concerna, dès le début les marins du commerce aussi bien que ceux de l’Etat. Elle fut tout de suite et elle est toujours restée depuis lors, pour les habitants du littoral, la source des plus précieux services. Qu’un homme décède en n’importe quelle partie du monde ; immédiatement par l’intermédiaire de l’autorité française, ou de ses représentants locaux (à l’étranger : nos consuls), ce qui lui appartient est inventorié et sauvegardé, puis expédié à la Caisse des gens de mer, qui en assure la délivrance, sans formalités et sans débours à sa famille. Plus simplement : qu’un matelot soit absent pour cause de maladie par exemple, à l’époque d’un paiement, ce qui lui est dû est aussitôt adressé, de quelque pays que ce soit à la même Caisse qui fait rechercher le bénéficiaire et, toujours sans frais, lui envoie le montant de sa créance. Bien plus, non seulement l’argent, mais les objets et effets, appartenant aux gens de mer, sont transmis par la même voir et toujours gratuitement. Peu d’institutions se sont révélées à l’usage mieux adaptées à leur but, plus efficace, plus commode et plus salutaire.

Les règles usuelles, quand on les applique à la situation si spéciale des navigateurs, sont remarquons le, de véritables contre-sens. Le droit commun s’entoure, en effet, de garanties minutieuses, il multiplie des exigences, les formalités et les frais ; il requiert toujours des titres positifs, des actes réguliers, des preuves rigoureuses ; il pousse les parties devant les tribunaux ; toutes ses formes, sans doute raisonnables ailleurs, sont le plus souvent inapplicables aux marins. L’Etablissement des Invalides les adoucit ou les abaissa toutes devant la population maritime. Les semi-preuves, la notoriété publique, les indices, la vraisemblance lui suffisent et ce sont les seules choses qu’on puisse équitablement demander. Les facilités qu’on accorde sont exemples d’abus parce que les employés de l’Inscription maritime, placés très près des faits, appelés à suivre homme par homme, le mouvement de la population sur le littoral, ont toujours les éléments suffisants de conviction.
Cette atténuation de la rigidité des règlements constitue, depuis un siècle et demi, l’un des grands bienfaits octroyés aux gens de mer grâce à l’ancienne Caisse des Matelots.

Les dispositions prises anciennement, pour mieux assurer le sort des familles pendant l’absence des marins, témoignent de la même paternelle sollicitude.
Tout d’abord, dans l’article 19, titre X, de l’ordonnance déjà citée du 31 octobre 1784, il est enjoint aux inspecteurs et commissaires des Classes de veiller au maintien des privilèges accordés aux gens de mer, privilèges définis en dernier lieu par une déclaration royale du 21 mars 1778, dont l’article 7 portait notamment : « nos dits officiers mariniers ou matelots jouiront pendant le même temps (c’est-à-dire pendant leur temps de service, et pendant les 4 mois postérieurs) de la surséance et suspension de toutes poursuites dans leurs procès et différends civils, et de toute contrainte en leurs personnes et bien s’il était en effet, d’une importance primordiale de soustraire les femmes et les enfants des matelots embarqués aux traces et aux suites des actions judiciaires : de ce côté- là aussi s’étaient, en effet, produit des faits déplorables.

Quant à la subsistance des familles, privées momentanément de leur soutien, elle fit l’objet du titre XVI de la même Ordonnance. La trouvaille de Castries fut, ici d’utiliser sa nouvelle création, la Caisse des gens de mer, pour le paiement des délégations de solde, instituées par Colbert dès 1676 : en faisant intervenir les comptables des Invalides, il obtenait, en effet, un mouvement de fonds plus aisé et une marche plus régulière du service. L’article 1er du texte dispose : « il sera fait fonds tous les 3 mois, dans la Caisse des gens de mer de chaque quartier, du tiers des salaires qui se trouveront dus à cette époque aux gens de mer employés sur les vaisseaux de sa majesté… ». L’article 2 indique l’emploi de ces sommes : elles seront payées « à comptes aux familles desdits gens de mer pour aider à leur subsistance.
L’article 5 précise : « lors des levés, chacun de ceux qui seront commandés déclareront au Commissaire des Classes ou au Syndic, le nom de la personne à laquelle il veut que les à comptes sur les salaires soient remis pendant son absence ».
Suit un article 4, qui déroute un peu nos idées modernes et ne laisse pas de blesser notre sentiment plus strict du droit personnel. Il est ainsi rédigé : « ceux néanmoins qui ne destineront pas leur à comptes à leurs femmes et enfants seront tenus d’exposer leurs motifs au Chef de Classe et au Commissaire. Lesquels pourront, s’ils ne jugent pas ces motifs raisonnables, faire eux-mêmes la destination en le déclarant aux dits gens de la mer ».
Rien de plus révélateur qu’une disposition de ce genre, qui figure non dans un document secondaire ou familier, mais dans une imposante Ordonnance. Elle montre en premier lieu à quel point le souci de la famille prédominait alors. Elle fait en outre, toucher du doigt le rôle paternel et tutélaire de la puissance publique à l’égard des populations maritimes. Elle aide enfin à comprendre la volonté d’équité qui caractérisait, au détriment de la justice précise et définie, notre législation ancienne. Que penserait-on aujourd’hui d’un fonctionnaire qui s’érigerait en juge, qui s’occuperait de savoir si l’un de ses administrés a raison ou à tort d’effectuer tel ou tel versement, et qui au besoin, de son propre chef, enverrait les fonds déposés entre ses mains à une personne tout autre que celle dont leur propriétaire lui a donné l’adresse ?

2. Caisse des prises maritimes

Cette Caisse fut instituée sous la Convention (arrêté du Comité de salut Public, en date du 18 thermidor an III). Elle était chargée de recevoir en dépôt, le produit de la vente des prises, produit qui bénéficiait en partie aux gens de mer.
Plus anciennement, le produit était versé directement aux intéressés après divers prélèvements (notamment au profit de la Caisse des Invalides de la marine).

Cette Caisse des prises de mer, gérée par l’Etablissement des Invalides de la Marine, devint après la guerre de 1914/1918, le Fonds spécial des prises maritimes. Celui-ci a disparu à son tour et les prises maritimes sont désormais gérées directement par le Ministère de la Marine.
En somme, la Caisse des prises Maritimes fut, au XIXème siècle, une modalité spéciale de la Caisse des gens de mer. Nous ne la signalons ici que pour mémoire.

3. La Caisse d’assurance contre les accidents professionnels, ou Caisse de prévoyance des marins.

Sous la poussée des idées de mutualité et de solidarité, dont le développement caractérise la dernière partie du XIXème siècle, une nouvelle Caisse fut fondée, par la loi du 21 avril 1898, au sein de l’Etablissement des Invalides de la Marine.
Elle eut pour objet de garantir le marin contre les risques de son métier. Elle fut concomitante à la loi du 9 avril 1898, touchant les droits de l’ouvrier de terre victime d’un accident de travail.
Antérieurement, le marin malade ou accidenté, n’était garanti que dans la limite prévue par l’article 262 du Code du Commerce (« le matelot est payé de ses loyers, traité et pansé aux dépens du navire, s’il tombe malade pendant le voyage ou qu’il est blessé au service du navire »).

La loi du 21 avril 1989, remaniée par la loi du 29 décembre 1905, puis par celle du 1er janvier 1930, permit une indemnisation beaucoup plus complète des accidents et maladies de source professionnelle. Ainsi fut comblée une lacune de la législation séculaire, qui rémunérait seulement l’ancienneté des services en laissant de côté le marin qui, par suite de maladie ou d’accident professionnel, avait dû cesser la navigation avant d’avoir accompli le minimum de services requis.

On peut s’étonner qu’un texte spécial (21 avril 1898) ait été jugé nécessaire pour couvrir les marins contre les dangers de leurs métiers, et que la loi de droit commun concernant les accidents de travail en général (9 avril 1890) n’ait pas été estimée suffisante. Cela tient au fait que les risques des gens de mer sont plus complexes que ceux des terriens. Le marin supporte, en effet, tout comme les ouvriers de terre, des risques industriels qui sont occasionnels, propres à la spécialité qu’il exerce, et qui le frappent seulement dans l’exercice de sa tâche à bord. Mais, à la différence du travailleur de terre ferme, il supporte en outre des risques nautiques, qui provenant des évènements de mer, sont permanents, généraux, communs à tout l’équipage et susceptible de le frapper, aussi bien dans l’exercice de son travail que pendant le temps de son repos.
Dans les deux cas, la couverture du risque n’incombe pas à la même personne.

Les risques industriels ou de travail, ressortissent, en effet, à l’armateur, par application du principe général du risque professionnel, affirmé et proclamé, en ce qui concerne les accidents de travail terrestre, par la loi du 9 avril 1898. Mais, parmi les risques nautiques et parmi les accidents de navigation qu’ils entraînent, certains ont leur cause originale dans un fait (négligence par exemple) du capitaine ou d’un homme de l’équipage (c’est-à-dire d’un préposé de l’armateur) et sont susceptibles de donner naissance contre ce dernier et au profit de la victime à une action en dommage et intérêt ; le poids de ce genre de risques nautiques, délictuels ou quasi délictuels, devrait donc retomber sur l’armateur au même titre que le poids des risques industriels.
A l’inverse, les risques nautiques qui surviennent par évènement de mer, par cas purement fortuits, par ce que les anglais nomment « l’acte de Dieu », ne sauraient, à aucun degré engager la responsabilité civile, directe ou indirecte de l’armateur et ils devraient, en principe, être supportés intégralement sans recours possible contre lui, par le marin, victime de l’accident.
En pratique, pour la couverture de ces risques nautiques, l’Etat s’est substitué, tant au marin qu’à l’armateur, et c’est là ce qui a entraîné la nécessité d’une loi particulière. A noter du reste, que la charge directe imposée à l’armateur, par l’article 262 du Code du Commerce, puis par le Code du travail maritime (15 décembre 1926) au profit du marin blessé ou malade, continue de subsister. Mais cette charge (paiement du salaire et des soins) est limitée à une période de quatre mois à compter du débarquement de l’intéressé. A l’expiration de cette période, l’homme est pris en charge par la Caisse.
Pour le surplus, le marin accidenté bénéficie des mêmes mesures que le terrien. Les soins qu’il reçoit sont réglés par la Caisse selon le tarif des accidents du travail. Tant qu’il est dans l’incapacité temporaire de travailler, il touche une indemnité journalière égale aux 2% du salaire. Après consolidation de sa blessure, il lui est octroyé une pension, déterminée en fonction du salaire et du taux d’invalidité. En cas de décès des suites de l’accident, la veuve, les orphelins ou à défaut les ascendants, ont droit à une pension.

4. La Caisse Générale de Prévoyance

La Caisse de Prévoyance, dont nous venons de parler (lois des 21 avril 1898 et 29 décembre 1905) ne couvrait le marin que contre les maladies et accidents d’origine professionnelle.
L’Institution des Assurances sociales ayant posé, au XXème siècle, le juste principe que tous les travailleurs et également leur famille, devaient être garantis contre tous les risques de maladie, quelle qu’en fut l’origine, la primitive caisse de prévoyance s’est transformée en une Caisse Générale de Prévoyance (décret du 27 juin 1938), grâce à laquelle les gens de mer bénéficient de :
a) l’assurance en cas d’accidents et maladies d’origine professionnelle, comme il est indiqué ci-dessus ;
b) l’assurance contre la maladie et l’invalidité en général (remboursement des frais de médecine et de pharmacie, indemnité journalière, pension d’invalidité, remboursement des soins pour la femme et les enfants mineurs ou atteints d’infirmité) ;
c) l’assurance maternité, qui fonctionne suivant les principes analogues à ceux des Assurances sociales.

5. La Caisse d’Allocations familiales

Cette caisse (Caisse nationale de Compensation des travailleurs Indépendants de la Navigation maritime) est la plus récente (12 décembre 1940). Elle a pour objet de payer, dans le cadre de la législation générale, les allocations familiales et des primes à la première naissance. Elle concerne les marins de la navigation artisanale, pratiquant la pêche ou la navigation côtière à la part.

Au 1er janvier 1945, elle comptait 45.233 adhérents et versait des allocations à 10.220 familles, pour 29.057 enfants.

Elle n’est d’ailleurs pas incorporée dans l’Etablissement national des Invalides de la marine. C’est une Caisse privée et autonome, mais elle a été fondée sous les auspices de cet Etablissement, et elle fonctionne avec le concours de ses employés.

IV– CONCLUSION

Il ressort des pages qui précèdent que l’Etablissement des Invalides de la Marine constitue la doyenne des institutions d’assistance, et qu’il est étroitement adapté aux gens de mer.
Il fut, dès le commencement, créé comme un organisme d’assurance et, à l’époque marque une innovation profonde.
Son évolution est celle même de l’économie générale, qui a scindé de plus en plus, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle la Flotte de l’Etat et la marine de commerce. Tant que cette séparation reste superficielle, la Caisse des Invalides de la marine s’occupa de tous les marins. Quand, après l’avènement de la propulsion à vapeur et la diminution des bâtiments à voile, la spécialisation fut plus poussée et détermine une distinction plus profonde des deux marines, l’antique Institution de Colbert et de Louis XIV restreignit son champ d’activité aux marins du commerce et aux pêcheurs.

Dès le début, tout en s’occupant des marins de l’Etat, elle avait eu d’ailleurs en vue d’aider les populations du littoral (l’abandon des projets primitifs touchant la construction d’hôpitaux est significative à cet égard).

Elle ne dévia point de cette ligne quand l’Etat en 1885, prit directement à sa charge l’assistance du personnel de la flotte : ce qui, en effet, lui resta ce fut ce même fond, si spécial de la population côtière, qui jadis, fournissait des recrues à la marine du Roi (étroitement liée à la marine de commerce), et qui de nos jours, ont fourni à la navigation de long cours, de cabotage ou de pêche.
Ce qui s’est transformé, c’est donc avant tout le complexe économique et social dans lequel fut intégré, à l’origine l’Etablissement des Invalides de la Marine : en ce qui le concerne, il a toujours retenu le caractère fondamental dont l’a frappé le XVIIème siècle.

L’extension qu’il a prise à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle le maintien, au demeurant dans le droit fil de son dessein premier : ses attributions nouvelles ne font, en effet que prolonger sa mission antérieure, en tenant compte des phénomènes sociaux dont notre époque a vu l’éclosion. Son adaptation si aisée à la législation saccadée des dernières décades prouve du reste, sa vitalité et sa souplesse.
Ce qui écrivait, à la fin du XVIIIème siècle le Directoire, reste strictement exact de nos jours : « Si l’Institution des Invalides n’existait pas, il faudrait la créer ». (Lettre au Conseil des Cinq cents 5 vendémiaire an VI).